mardi 31 janvier 2012

Henri Michaux

Sur la toile blanche du monde

il va faire quelque chose

.

Il est décidé

.

Pour le moment

il marche

quoique indubitablement oiseau et fait pour voler

*

Bibliographie

-          A distance, éditions Mercure de France, 1997

-          Qui je fus, précédé de Les rêves et la jambe, Fables des origines et autres textes, éditions NRF Poésie/Gallimard, 2000

-          Bernard Noël, Vers Henri Michaux, éditions Unes, 1998

lundi 30 janvier 2012

Jonas Ekhr

C'était l'heure, ô monde ridicule! L'heure du beurre, du boire, du braire, du bonheur. Les anneaux de ton corps se reformaient enfin, bien formés, bien noirs, avec leurs nœuds conspirateurs. Et les mots hors de toi, brave bave, tramaient phrasés inexprimables, raisonnements boiteux, paroles de désolation, qui te valaient déjà les transes de la foule...

*

Bibliographie

-          Plus vite, éditions L'arbre à Paroles, 2006

-          Te terrorisait, éditions L’arbre à Paroles, 2005

dimanche 29 janvier 2012

Jean Genet


La représentation fictive d’une action, d’une expérience, nous dispense généralement de tenter de les accomplir sur le plan réel et en nous-mêmes.
.
L’artiste n’a pas – ou le poète- pour fonction de trouver la solution pratique des problèmes du mal. Qu’ils acceptent d’être maudits. Ils y perdront leur âme, s’ils en ont une, ça ne fait rien. Mais l’œuvre sera une explosion active, un acte à partir duquel le public réagit, comme il veut, comme il peut. Si dans l’œuvre d’art le « bien » doit apparaître, c’est par la grâce des pouvoirs du chant, dont la vigueur, à elle seule, saura magnifier le mal exposé.
.
Quelques poètes, de nos jours, se livrent à une très curieuse opération : ils chantent le Peuple, la Liberté, la Révolution, etc., qui, d’être chantés sont précipités puis cloués sur un ciel abstrait où ils figurent, déconfits et dégonflés, en de difformes constellations. Désincarnés, ils deviennent intouchables. Comment les approcher, les aimer, les vivre, s’ils sont expédiés si magnifiquement loin ? Ecrits, parfois somptueusement, ils deviennent les signes constitutifs d’un poème, la poésie étant nostalgie et le chant détruisant son prétexte, nos poètes tuent ce qu’ils voudraient faire vivre.
.
Sa Majesté est retirée dans une chambre, solitaire. La désobéissance de son peuple l’attriste. Elle brode un mouchoir. En voici le dessin : les quatre coins seront ornés de têtes de pavots. Au centre du mouchoir, toujours brodé en soie bleu pâle, il y aura un cygne, arrêté sur l’eau. C’est ici seulement que Sa Majesté s’inquiète : sera-ce l’eau d’un lac, d’un étang, d’une mare ? Ou simplement d’un bac ou d’une tasse ? C’est un grave problème.
.
Quand la vie s’en va, les mains se rattachent à un drap. Que signifie ce chiffon quand vous allez pénétrer dans la fixité providentielle ?

*

Dans l'antre de mon œil nichent les araignées
Un pâtre se désole à ma porte et des cris
S'élèvent de la feuille angoissée où j'écris
Car mes mains sont enfin de mes larmes baignées.

*

Bibliographie




-       Le Balcon, éditions Gallimard Folio, 1997



-   Le condamné à mort et autres poèmes, suivi de Le funambule, éditions NRF Poésie/Gallimard, 1999



samedi 28 janvier 2012

Pierre Rabhi

Jamais autant qu’aujourd’hui, dans une société corsetée, paralysée, enlisée dans ses prouesses technologiques et sa soumission au lucre, l’utopie n’a été aussi indispensable à la poursuite de l’histoire.

*

Bibliographie

-          Eloge du génie créateur de la société civile, éditions Actes sud, Domaine du possible, 2011

-          Manifeste pour la terre et l’humanisme, éditions Actes Sud, 2008

-          La part du colibri, éditions de l’Aube, Poche essai, 2006

-          Avec Nicolas Hulot, Graines de possibles, éditions Le livre de poche, 2006


Dante

Vous qui, montés sur une barque frêle,

avez suivi, désireux de m'entendre,

mon vaisseau qui franchit la vague et chante,

retournez voir vos rivages anciens,

ne gagnez pas la haute mer, de crainte

qu'en me perdant vous restiez égarés.

*

Or, s'élançant vers de meilleures eaux,

la nef de mon esprit lève ses voiles,

laissant au loin une mer si cruelle.

*

Bibliographie

-          Œuvres complètes, éditions Le livre de Poche, Classiques modernes, La pochothèque, 1996

vendredi 27 janvier 2012

Paul Celan

Wir wissen ja nicht, weißt du,

wir

wissen ja nicht,

was gilt.

.

Nous ne

savons pas, sais-tu,

nous

ne savons pas

de qui est vrai.

*

Bibliographie

-          Poèmes, éditions José Corti, 2004




jeudi 26 janvier 2012

Doris Lessing


[…] Peut-être le mot névrosé signifie-t-il un état de conscience et de développement aigu ? L’essence de la névrose est le conflit. Mais l’essence de la vie, maintenant, si l’on ne se ferme pas aux évènements, est le conflit. En fait, j’ai atteint le stade où je regarde les gens en me disant : ils, ou elles, ne sont sains que parce qu'ils ont choisi de se refermer à tel ou tel stade. Les gens ne restent sains qu’en se fermant, en se limitant.


*


Très peu de monde se soucie réellement de la liberté, de la vérité — vraiment très peu. Rares sont ceux qui ont de l’envergure — cette force dont dépend la vraie démocratie. En l’absence de gens courageux, une société libre meurt, ou ne naît pas.


*


Bibliographie


-    Le carnet d’or, éditions Albin Michel, 1976




-          Un enfant de l’amour, éditions Flammarion, 2007

lundi 23 janvier 2012

Michel Surya


Il faut remercier le pouvoir en place, le régime, ses ministres, sa police : ils rendent aux livres (et à la pensée) une puissance qu’il n’y avait plus personne à leur donner. Ceux-ci glissaient insensiblement dans l’indifférence (rien de plus vieux, de plus archaïque) ; et la police s’en inquiète qui cherche dans les bibliothèques ; et dit : «C’est un danger ; ils mettent l’Etat en danger ; on a eu tort de croire que le divertissement les avait tous emportés ; ils nuisent : à l’ordre, au bien, aux familles, à la paix, au capital, à l’argent ; c’est plein de vieux rêves avec lesquels on croyait en avoir fini ; dont on croyait s’être débarrassé ; qui sait ce qui peut s’éveiller d’un tel rêve ? La révolution ? L’égalité ? Diable ! Surveillance, surveillance… » A tout prendre, n’est-ce pas mieux ?

*

« Le changement, c’est maintenant. »  Slogan pauvre (ce qu’on a beaucoup dit) ? Au contraire, slogan parfait, que la versatilité de l’opinion était libre d’interpréter comme le programme d’une politique possible, réellement promise  de « changer » (changer quoi ? c’est ce qu’on s’est précautionneusement abstenu d’annoncer), quand il ne s’agissait en réalité que  de procéder au changement des élite susceptibles de conférer à la même politique (à très peu près) la variante qui la sauverait.
.

En quoi la domination est-elle parfaite ? En ayant réduit son alternative à l’état d’illusion. Illusion elle-même parfaite qui veut que pensent voter contre la domination ceux-là même qui la reconduisent à l’identique (ou presque : ses excès exceptés).
.

Que feront le président et le gouvernement de « gauche » ? Du mieux qu’ils peuvent ce qu’ils veulent. Ça tombe bien, ils ne veulent pas plus qu’ils ne peuvent.
.

C’est par là que la politique va d’abord revenir (revient) – autrement dit, par cette tromperie : tous ne jouiront par auxquels on l’avait pourtant promis. Cette tromperie fera que la politique reviendra par son versant violent (fasciste).
.

Le président, le gouvernement réduisent-ils d’eux-mêmes la rémunération de leur travail : ils indiquent par là que le travail devra dorénavant consentir à de moindres rémunérations, à la différence du capital, dont les rémunérations, elles, augmentent.
Ils indiquent aussi par là qu’ils ont fait leur l’idée selon laquelle ce n’est plus au travail mais au capital qu’on devra à l’avenir les meilleures rémunérations.
.

En réalité, c’est avec l’idée même de « partage » qu’on en a maintenant fini.
.

Cette assurance s’est affermie : ce ne sera pas au moyen du travail que s’établira l’égalité. Ce ne sera pas davantage au moyen des luttes. Non : ce sera au moyen de tout ce que la fortune (les signes, le jeu, les chiffres, la chance, etc.) est susceptible d’assembler. Il n’y a rien qu’on ne soit prêt à sacrifier (soi-même, sa dignité, etc.) pourvu que ceux qu’on imagine disposer de l’argent le concèdent à qui se le croit dû au titre de sa prosternation.
.

A personne l’argent n’est si cher qu’à celui à qui il se refuse.
.

C’est une horreur, bien sûr, mais qui n’indigne plus. L’argent n’est pas devenu la valeur sans que toutes les autres valeurs n’aient dû lui céder la place. Sans que toutes les autres n’en aient été renversées. De toutes les inversions, c’est celle à laquelle on était le moins préparés.
.

Nul ne l’a statistiquement encore établi, mais il n’en semble pas moins qu’il n’y a, tout compte fait, jamais eu autant d’argent.
.

Il n’y a pas de parti à occuper le pouvoir aujourd’hui, à la tête de quelque Etat que ce soit (la France dans le cas présent), qui ne soit constitutivement de droite (capitaliste) du point de vue du modèle « démocratique » (parlementaire) qui lui a permis de s’y porter.
.

La gauche n’existe plus, partout, qu’à l’état aléatoire de vieille mauvaise conscience.
.

On ne rappellera pas sans arrière-pensée que proxenetês était celui qui s’entremettait dans un marché, hors de toute acception sexuelle, autrement dit ce qu’on appelle encore un « courtier ».
.

Auto-entrepreneur : celui qui « s’entreprend » lui-même dans l’échange ou le service ; et s’identifie au rapport qu’il établit par leur moyen. Sans médiation, c’est-à-dire sans reste (se fait courtier de lui-même). Tout entier ce qu’il fait et dans la mesure où ce qu’il fait l’identifie indistinctement à ce qu’il est. La figure est parfaite qui parachève le modèle de l’exploitation.
.

Le fait n’est pas niable : c’est la gauche qui a toujours revigoré la domination, et la finance en tant qu’elle la constitue.
.

La domination n’ignore pas, au contraire de la droite, qu’on ne conserve et consolide le pouvoir qu’en y associant étroitement qui s’y oppose, qui s’y oppose le plus, surtout. Qu’on ne le conserve et consolide même qu’ainsi (réservant alors à qui s’y rallie, même tardivement, tardivement surtout, les places les meilleures pour le prix de son ralliement).
.

Tout le temps qu’on a montré à l’opinion nationale des pauvres qu’on appauvrissait un peu plus par le moyen de la force, de quoi détournait-on son attention ? Des reniements qui l’appauvriraient elle-même, après.
.

Si peu que le nouveau gouvernement de « gauche » ait dit vouloir, il veut cent jours plus tard le contraire exactement. On ne s’en étonnera pas. Il n’appartient à aucun gouvernement de vouloir ce que la domination n’a pas voulu pour lui. Laquelle tient les changements politiques pour de pauvres péripéties, qu’elle ne semble concéder dans un premier temps (le temps que les apparences de la démocratie restent sauves) que pour les rapporter aussitôt aux intérêts qui sont inébranlablement les siens.

*

Bibliographie

-       Interview par mails avec Thierry Guichard, parue dans Le Matricule des Anges, n°104, juin 2009
-       Les singes de leur idéal, sur l’usage récent du mot « changement », De la domination 5, éditions Lignes, 2013