samedi 28 avril 2012

Bernard Noel

L’espace du poème, entretiens avec Dominique Sampiero

On m’avait toujours dit, ou c’était flottant dans le discours environnant, qu’écrire, en tout cas publier, c’était affirmer son identité. Or, j’ai vécu l’inverse. A partir du moment où je vois mon nom sur un livre, je sais que cet objet n’a plus besoin de moi. Et qu’il y a plutôt une perte. Perte d’identité n’est pas le mot. Peut-être une perte de corporalité ! En tout cas, ce qui m’intéresse, c’est ce que je suis en train de faire. Je n’étouffe pas dans ce que j’ai fait parce que je n’ai pas le sentiment d’avoir fait grand-chose, mais d’avoir beaucoup plus à faire. Le problème, c’est qu’on ne peut pas être interrogé en connaissance de cause sur ce qui est en cours.

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La poésie va-t-elle survivre en tant que genre ou bien sous d’autres formes ? Et si elle change de forme sera-t-elle encore la poésie ?

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La mode, dans les medias dominants, est aujourd’hui de la considérer comme obsolète, autrement dit plus que morte.

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Les media ne dominent qu’en ignorant ce qui les conteste, et la poésie, du simple fait qu’elle existe, les conteste parce qu’elle représente la qualité quand ils n’ont souci que de quantité. Les media sont l’actualité, toute l’actualité, et la poésie se moque de ce temps-là.

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De ce fait, la poésie est le foyer de résistance de la langue vivante contre la langue consommée, réduite, univoque. La poésie est cette vitalité de la langue sans avoir besoin de l’affirmer : elle l’est naturellement, en elle-même, par sa situation, car elle est sans cesse réactivée par ce qui l’anime, et qui est source, qui est originel.

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Le poème se distingue immédiatement par sa façon d’occuper la page.

Le poème s’y tient debout, vertical.

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L’outrage aux mots

A cet instant, je comprends pourquoi il n’y a pas d’indignation possible à l’instant même où retentit le cri à la mort d’un humain que d’autres humains maltraitent : il n’y a que le saisissement froid de l’horreur, et cela ne parle ni ne se parle. Après vient la colère, la révolte, mais comment dirait-on ce cri ? Et si l’on pouvait encore le crier, quel froid – celui de la mort. La révolte nous réchauffe : elle nous fait revenir de la mort. La révolte rature la mort. La révolte agit ; l’indignation cherche à parler. Seulement, depuis le fond de mon enfance que de raisons de s’indigner : la guerre, la déportation, la guerre d’Indochine, la guerre de Corée, la guerre d’Algérie… et tant de massacres, de l’Indonésie au Chili en passant par Septembre Noir. Il n’y a pas de langue pour dire cela. Il n’y a pas de langue parce que nous vivons dans un monde bourgeois, où le vocabulaire de l’indignation est exclusivement moral – or, c’est cette morale-là quiç massacre et qui fait la guerre. Comment retourner sa langue contre elle-même quand on se découvre censuré par sa propre langue ?

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Un rien nous ramène à l’ordre, et parfois même l’arme que nous avions cru braquer contre lui : partout est à l’œuvre une puissance de récupération fantastique. Et d’abord en nous.

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Dans notre société, les principes sont indéfendables puisqu’il est dans leur essence d’être des principes, et donc de ne pouvoir être mis en question.

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Je suis un bon écrivain, donc un écrivain inoffensif.

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Tous les mots sont complices de leur contexte de la même manière que tous les opprimés sont complices de leurs oppresseurs sinon, eux qui sont la majorité, ils s’uniraient pour vaincre. L’histoire n’est que l’histoire de l’oppression. Les révolutions, finalement, n’ont jamais servi qu’à ceux qui renversent le pouvoir pour le prendre. Nous sommes dupés d’avance parc que la langue est contrôlée. La langue comme l’Etat a toujours servi les mêmes. Nous devrions nous méfier de tous ceux dont les bourgeois disent : avec celui-là, au moins on peut parler. Celui-là est déjà un traître, même s’il n’a pas trahi. Dans le contexte de l’ordre, on ne peut, en dialoguant avec cet ordre, que le servir.

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Il faudrait un langage qui, en lui-même, soit une insulte à l’oppression. Et plus encore qu’une insulte, un NON. Comment trouver un langage inutilisable par l’oppresseur ? Une syntaxe qui rendrait les mots piquants et déchirerait la langue de tous les Pinochet ?

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Il n’y a pas de pouvoir libéral : il n’y a qu’une façon plus habile de nous baiser.

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La biographie et l’état social communiquent en permanence à travers la culture et l’information.

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La culture n’est pas quantifiable, ni réductible. La culture ne peut se ramener à un savoir. Elle est instable. Elle inclut même l’oubli. La culture dépense ; l’information capitalise, mais paradoxalement elle aboutit à un savoir vide, car elle est plate, et tout y est égal. L’important n’est pas de savoir, mais de relativiser. L’homme gavé d’information ne fait pas la différence, et bientôt il devient indifférent.

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La censure bâillonne. Elle réduit au silence. Mais elle ne violente pas la langue. Seul l’abus de langage la violente en la dénaturant. Le pouvoir bourgeois fonde son libéralisme sur l’absence de censure, mais il a constamment recours à l’abus de langage. Sa tolérance est le masque d’une violence autrement oppressive et efficace. L’abus de langage a un double effet ; il sauve l’apparence, et même en renforce le paraître, et il déplace si bien le lieu de la censure qu’on ne l’aperçoit plus. Autrement dit, par l’abus de langage, le pouvoir bourgeois se fait passer pour ce qu’il n’est pas : un pouvoir non contraignant, un pouvoir « humain », et son discours officiel, qui étalonne la valeur des mots, les vide en fait de sens – d’où une inflation verbale, qui ruine la communication à l’intérieur de la collectivité, et par-là même la censure. Peut-être, pour exprimer ce second effet, faudrait-il créer le mot SENSURE, qui par rapport à l’autre indiquerait la privation de sens et non la privation de parole. La privation de sens est la forme la plus subtile du lavage de cerveau, car elle s’opère à l’insu de sa victime. Et le culte de l’information raffine encore cette privation en ayant l’air de nous gaver de savoir.

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La liberté d’expression est évidemment dépendante de l’état de la langue.

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La sensure qui agit sur nous à travers les mots (alors que la censure agit à travers nous contre les mots) agit par ailleurs sur les mots avec un effet de sensure : elle oblitère leur signifiant, c’est-à-dire leur matière, leur corps. Ainsi découvre-t-on que l’ordre moral vise à raturer en tout être, en toute chose, sa matérialité.

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L’ordre moral est moins obtus qu’on serait tenté de le croire. L’ordre moral, c’est l’ordre de l’esprit.

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L’érotisme n’est pas un retour au corps, il n’est qu’une intensification narcissique de son image. Et cette image censure, dans le corps, tout ce qui est organique, tout ce qui est physique. On n’a jamais autant montré de corps, et ceux-ci n’ont jamais été aussi peu des corps. Ce sont des objets, toujours neufs, toujours beaux, et qui paupérisent également le désir en le stylisant.

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La violence débouche sur la mort. La mort met fin à la violence, ou alors il faut inventer l’enfer.

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Après tout, que les bourgeois défendent leurs intérêts en essayant de nous faire prendre des vessies pour des lanternes, rien de moins inattendu, mais que le communisme ait été vidé de son sens pour servir une entreprise totalitaire dont le monde ni la pensée ne se remettent pas, voilà un bien plus grave outrage aux mots.

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Il est dans l’essence des vivants de demander aux autres vivants d’être quelqu’un.

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La pornographie

La littérature n’est pas enseignée pour le plaisir d’elle-même, mais pour le français, pour l’histoire, pour les mœurs, pour le témoignage. Elle est utilisée. L’écrivain est une citation, un morceau choisi, une récitation, un sujet, un exercice.

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Le plaisir jusqu’ici n’a jamais eu la moindre valeur sociale : il ne figure pas à l’échange, et cela explique sans doute le caractère implacable et sexiste du pouvoir.

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Notre société permet tout ce qui ne la dérange pas. Si ce n’est plus tout à fait vrai aujourd’hui et s’il y a crise, c’est que l’intérêt immédiat des hommes du pouvoir est en contradiction avec les valeurs qui fondent leur pouvoir. Il leur faut, par exemple, favoriser la consommation, qui les enrichit, au détriment de la morale, qui les légitime. Pour la première fois, le pouvoir s’établit sur la confusion et non plus sur l’ordre. Il s’ensuit un mensonge généralisé, dont la langue est malade.

La permissivité actuelle autorise à tout dire parce que tout ne veut plus rien dire. La parole devient inoffensive par privation de sens. L’écriture connaît la même privation sous ses formes normalisées : publicité, journalisme, bestsellers, qui passent pour de l’écriture et qui n’en sont pas.

L’ancienne censure voulait rendre l’adversaire inoffensif en le privant de ses moyens d’expression ; la nouvelle – que j’ai appelée la sensure – vide l’expression pour la rendre inoffensive, démarche beaucoup plus radicale et moins visible.

Un bon écrivain est un écrivain sensuré.

Tout ce qui médiatise censure.


Bibliographie

- Dictionnaire de la Commune, éditions Mémoire du livre, 2000 

- Le château de Cène, éditions Gallimard, L'imaginaire, 1990 

- Le tu et le silence, éditions Fata Morgana, 1998

- Vers henri Michaux, éditions Unes, 1998

- Fables pour ne pas, éditions Unes, 1985 

- Extraits du corps, éditions Unes, 1988 

- Correspondances, avec Georges Perros, éditions Unes, 1998 

- Zao Wou-Ki, éditions L'Atelierdes Brisants, 2001 

- Vieira da Silva, éditions L'Atelier des Brisants, 2002 

- La langue d'Anna, éditions P.O.L, 1998 

- Le syndrome de Gramsci, éditions P.O.L, 1994

- L'espace du poème, entretiens avec Dominique Sampiero, P.O.L, 1998 

- Une barque remplie de visages, introduction à Hélène Dorion, Autre Sud, n°4, Mars 1999

- La table, Revue Propos de campagne, n°11, printemps 2001 

- Ce que jamais on ne verra deux fois, Revue Poésie, n°76, 1999

- La chute des temps, NRF Poésie/Gallimard, 1993

- Dossier Bernard Noël, Le Matricule des Anges, n°110, février 2010 

- En toute amitié (à propos de Georges Perros), Le Matricule des Anges, n° 125, juillet-août 2011


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