mercredi 23 janvier 2013

Vincent Delecroix



Il faut que la langue chante de nouveau pour qu’elle puisse dire quelque chose en vérité, qu’elle se ressource par le chant à la parole primitive.
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Le chant, c’est la voix. La voix de l’individu et du sujet politique. Tuer le chant, c’est dire : cette voix ne compte pas. On ne veut pas d’un régime (au sens politique) des voix – on ne veut pas d’une république. Alors les seules voix qu’on peut entendre encore sont celles qui crient. Il n’y a plus que dans le cri que nos oreilles endurcies savent l’entendre ; il n’y a plus que dans le cri que nous pouvons la faire entendre.
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L’Ange de l’Histoire vient à toi. Sa figure est à la fois pâle et grimaçante, tu ne sais s’il pleure ou se moque de toi. Il te dit : Que chanteras-tu désormais ? les petits plaisirs de la vie, les petites béatitudes ? le bel aujourd’hui ? l’espoir, la bonté, l’amour ? avec quelle voix ?
Et pourtant, quel autre moyen de reprendre la parole ? Quel autre moyen, pour que le silence ne nous engloutisse pas à jamais ? Il fallut  reprendre la parole contre la puissance du silence que nous avions nous-mêmes libérée, contre la voix blanche et radicalement détimbrée, contre l’absence de voix. La voix humaine ne se retrouve que par le chant. Contre le déchant, il fallut un rechant.
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Le chant ne trouve jamais sa nécessité réelle, décisive, que dans la menace du silence qui guette l’homme et sa parole. Il chante à partir de tout ce qui menace de lui arracher la langue, à partir de tous les processus de spoliation, de réduction, d’extermination de lui-même. Il chante à partir du désespoir de ne pouvoir jamais chanter de nouveau. Le chant n’est jamais qu’un rechant. C’est là, c’est de là qu’il s’élève – du lieu où il ne reste plus qu’une radicale alternative : s’engloutir dans le silence ou reprendre la parole.
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Tu vois, c’est simple : essaie de dire quelque chose, quelque chose, justement d’inouï. Tu ne peux le faire qu’en te réappropriant le langage, et c’est alors que ta voix singulière surgira. Autrement dit, ta voix singulière n’est pas l’objet perdu après lequel tu cours en vain dans le brouhaha, elle n’est pas derrière toi – mais devant, parce qu’elle est liée à ce que tu dis.
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Cesse de parler pour ne rien dire et tu chanteras. Et c’est alors qu’on entendra ta voix.
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Faire chanter la parole, ce n’est pas la faire sonner. Ce n’est peut-être pas même la rendre musicale. C’est la décaler, en y introduisant un parasitage dans le régime habituel du discours.
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C’est l’amour infini montant dans l’âme qui donnera le monde, c’est-à-dire l’occasion de l’écrire et de le penser ; c’est lui qui fait devenir voyant.
L’  « amour » ne qualifie pas un état sentimental du poète. C’est une expérience du monde qui peut permettre d’enchaîner à la fois des visions et des pensées à partir d’affects.
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Le lyrisme n’est pas l’intrusion indiscrète et envahissante de l’homme partout dans les choses du monde, c’est le contraire : l’état créateur, qui efface le créateur lui-même, par lequel les choses du monde paraissent pour elles-mêmes. Mieux que cela : c’est l’état qui fait passer le sujet lui-même dans le paysage, qui l’intègre dans le bloc qu’est le monde présenté dans l’œuvre.
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Ce qui chante en toi te dépasse sûrement, ou sûrement tu te dépasses, dans les deux sens, en chantant. Mais à partir de là tu peux penser, et peut-être autrement. C’est à la fois la possibilité de l’art et celle de la pensée. Ce qui d’une part remonte, ce qui jaillit du fond – c’est l’amour infini qui te monte dans l’âme, ou c’est la douleur, bien antérieure à toi-même –, et ce qui d’autre part vient à toi de l’extérieur, comme extérieur. Et entre les deux, toi : toi qui chantes, c’est-à-dire qui penses et qui, peut-être, écris.

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Bibliographie

- Chanter, Reprendre la parole, éditions Flammarion, 2012

lundi 21 janvier 2013

Georges Brassens



Je me fous de tout ce que j’ai écrit. La seule chose qui m’intéresse est ce que j’écrirai demain.

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Parti avec ses jambes un matin de son enfance, il était rentré sans le soir. Sa mère lui avait passé un savon.
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On avait essayé de marcher au plafond. Mais au plafond, il y avait aussi des chats. Il y en avait même un peu plus que par terre et si l’on se fut avisé de les en chasser, on se serait aperçu sans doute qu’il n’y avait pas de plafond.
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Au réveil, le premier geste consistait à retirer de notre bouche, le ou les chats qui y avaient passé la nuit douillettement. Chez nous, en effet, si l’on déclarait « j’ai un chat dans la gorge », c’était au sens propre que l’on parlait.
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On mit en vente le clou unique, extraordinaire, qui entraînait la ruine des fabricants de clous. On avait, supposons, cent caisses à clouer, on les clouait toutes avec le même clou et ça tenait.
On mit en vente l’avion si rapide qu’il permettait d’être revenu au point de départ avant même d’être parti, avant même d’avoir eu  l’idée de partir.
On mit en vente la pipe dite « Auto-fumeuse », une pipe se fumant toute seule sans qu’on soit obligé de la mettre à la bouche et de la fumer. Il suffisait de la bourrer, puis de l’allumer, et elle se chargeait du reste. Elle grillait son paquet de tabac en trois quarts d’heure.
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Par inadvertance, il lui arrivait de poser sa croupe sur une grammaire. Elle commettait à rebours la confusion de son mari. Il avait pris des grands-mères pour des grammaires ; elle prenait des grammaires pour les grands-mères. Tout rentrait dans l’ordre.
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Comme moi, vous savez encore que si le pays où nous habitons a perdu la guerre, c’est que, par une nuit d’averses, le général en chef des armées territoriales qui ignorait l’identité du seul soldat recelant de la poudre à moineaux dans sa cartouchière fit entrer, pour sauver la poudre, toutes ses armées dans l’utérus de notre amie qu’à la faveur de la distance et de l’obscurité il avait pris pour une grotte. On sut plus tard que cette prétendue poudre à moineaux recelée par ce seul soldat n’était en vérité, et fort heureusement, que de la poudre d’escampette et que ce seul soldat la partagea équitablement avec tous ses compagnons d’armes lesquels perdirent la bataille et gagnèrent notre estime. Mais la tempête approche et nous ne sommes pas ici pour écrire l’histoire.
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La fumée des grammaires empuantissait peu ou prou l’atmosphère vaginale. Baste et jarninoir-de-fumée, à la matrice comme à la matrice. Les grands-mères étaient retombées en enfance. Elles n’allaient pas tarder à se prendre pour des embryons.
On fit la figue à la tempête.

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Bibliographie

- La tour des miracles, éditions 10/18, 1982

mercredi 16 janvier 2013

Simonetta Greggio




… Il faut dire que les despotes jouissent d’une enviable bonne santé dans le monde entier. Leur nuisance semble être à la hauteur de leur longévité, Franco mort dans son lit, et Pinochet et Salazar, et Amin Dada, et Bokassa. Staline, aussi.
Chez nous, même à quatre-vingt-dix ans, les hommes politiques sont aussi frais que le jour de leur première communion. Le matin ils n’ont pas besoin de se laver le visage, il leur suffit de remettre le masque. Derrière leurs rides figées gît ce « secret » que tout le monde connaît, secret de Polichinelle, en effet, qui continue à les protéger. Quand ils trébuchent et tombent, c’est le trottoir qui se brise, et s’ils ont un accident à deux cent kilomètres à l’heure, c’est leur voiture qui part à la casse, pas eux.

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Bibliographie

- Dolce Vita, 1959-1979, éditions Le Livre de Poche, 2012

mercredi 9 janvier 2013

Bruno Doucey




Je t’écris d’un pays où la terre a déjà repris
le goût du sel, où des voisins se noient
dans les douves de l’indifférence
le poids du triple A lesté sur la poitrine
je t’écris d’un pays qui ne regarde
le fer à cheval haïtien que pour faire avancer
cahin-caha la charrette à bras des redevances
un pays où des courtiers analphabètes
donneurs d’ordre à la mémoire courte
pondent chaque matin leur couvée de discorde

(Lettre à Jean Métellus, extrait)

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Bibliographie

- Lettre à Jean Métellus, Revue Phoenix n°6 – juin 2012