vendredi 25 octobre 2013

Ausias March



Si uni est le corps avec notre âme
Que l’acte en l’homme ne peut être dit bien simple ;
Aucun n’est envers l’autre humble et simple :
Ils se font opposition, l’un contre l’autre s’arme.
Mais l’opposition est si faible à son heure
Que dans les faits du corps l’âme ne trouve pas grande gêne ;
Et, en contemplation, ainsi l’âme repose,
Puisque, bien réprimé, le corps ne pleure plus.
Cette paix en moi n’est pas très longue,
Car la douleur plus que le plaisir s’allonge.
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Qui sera celui du monde supérieur
Qui vérité de vous puisse m’apprendre ?
Et qui peut dire où sera la rencontre
Que nous aurons, portant joie ou douleur ?
Les lieux indiqueront le bonheur ou le malheur,
Selon qu’en eux malheur ou bonheur sera contenu,
Et si, nous deux, un seul lieu ne nous a pas possédés,
La séparation sera perpétuelle.
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Dans le corps de l’homme les humeurs discordent ;
D’une heure à l’autre leur influence s’altère :
En un jour seulement règne mélancolie,
Et tour à tour colère, sang et flegme.
De la même façon les passions de l’âme
S’altèrent en très différentes ou contraires à ce qu’elles étaient,
Car à l’instant où par elle se font les actes
Aussitôt la cause en est dans le corps.
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Toi, esprit, si mon bienfait vaut pour toi,
Je donnerai mon sang pour tes joies infinies ;
Viens à moi de jour ou de nuits,
Fais-moi savoir s’il faut prier pour toi.

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Bibliographie



- Chants de mort, éditions José Corti, 1999

Christa Wolf



Il paraît qu’une crise présente aussi des avantages, c’est en tout cas ce qu’affirment ceux qui ne sont pas en train d’en traverser une. Une crise présenterait l’avantage principal de plonger dans le doute la personne concernée.
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Les habitants de la petite ville ont fait savoir qu’ils n’étaient pas xénophobes. Ils voulaient attirer l’attention sur leur situation  désespérée et empêcher la suppression délibérée des emplois. Mais quand ils se sont retirés de la caserne pour regagner leurs maisons, ils ont paraît-il installé des petits bouleaux verts devant leur porte. Pour signaler que les Tsiganes n’étaient pas les bienvenus. Et je ne pouvais m’empêcher d’imaginer combien cette longue et unique rue de la petite ville, à l’aspect d’ordinaire si dépouillé, maquillée ces derniers temps avec quelques panneaux publicitaires aux couleurs criardes, était jolie, décorée de bouleaux verts, et la tristesse qu’avait dû inspirer cette joliesse. Et la tristesse qui devait régner le soir dans ces petits logements où la télé marchait toute la sainte journée et où le mari ne rentrait pas le soir du travail, mais du jardin ouvrier ou du bistrot ou du banc devant la maison sur lequel il pouvait maintenant s’asseoir à chaque heure de la journée, avec son journal dont la lecture ne pouvait que provoquer en lui plus de colère et de découragement, car il y lisait et lit encore aujourd’hui que le taux de chômage a atteint vingt pour cent environ, un taux sans doute sous-estimé…
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Les coutures ont craqué, qui maintenaient notre civilisation, des abîmes ouverts a jailli le malheur, faisant s’écrouler les tours, lâchant des bombes, transformant les êtres humains en explosifs.
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L’individu doit se soumettre au principe. Cela suppose d’inévitables duretés.
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Rachel, qui enseigne la méthode Feldenkrais, et que j’allais voir régulièrement dans sa petite maison pour qu’elle me donne des leçons, n’était absolument pas favorable aux actions violentes. Elle m’a fait sentir quelles conséquences peuvent avoir de petites modifications dans les mouvements sur l’ensemble du système. Et comment des habitudes incrustées peuvent bloquer les mouvements. Comment un déblocage corporel peut également libérer les bocages du cerveau, parce que nous ne sommes pas faits d’un corps et d’un esprit, parce que cette séparation, que le christianisme nous a suggérée, est une fatale erreur. Si bien que nous avons désappris, dit Rachel, à nous voir comme une entité, que le corps, l’esprit et l’âme sont fusionnés en chacune de nos cellules. Et toi, me dit-elle après la troisième séance, tu as toujours tenté de tout diriger par ta tête. Et tu continues à le faire. Mais tu commences à comprendre ce qu’il en est. Tu apprends, et pas seulement avec ta tête. Ta résistance cède.
The overcoat of Dr. Freud, dis-je.
Comment ?
Le pardessus, tu sais, qui te tient chaud, mais qui cache aussi et qu’il faut retourner de l’intérieur vers l’extérieur. Afin que l’intérieur soit visible.
Si tu veux, dit Rachel. Il me suffit à moi que ma pensée, mes mouvements, mes sensations s’accordent ainsi que le bon Dieu l’a prévu. Du reste, ajouta-t-elle, comme si elle n’avait pas le droit de me le cacher, je n’ai d’habitude que des patients juifs. C’était Peter Gutman qui m’avait envoyé chez elle. Je n’ai pas posé d’autres questions, elle n’a rien ajouté. Je me souviens que c’était l’un des premiers après-midi ensoleillés après les grandes pluies.
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La nuit était tombée quand j’ai redescendu le long Wilshire Boulevard.
La toute petite maison dans l’arrière-cour d’un grand bloc d’immeubles où officiait Rachel, ma thérapeute qui soignait avec la méthode Feldenkrais, m’était déjà familière. J’ai pu lui annoncer que j’allais mieux, que je n’avais pas pris de comprimés mais qu’en ce moment j’étais à nouveau assez bloquée. Rachel mit cela sur le compte de certaines petites articulations dans la région du bassin, qu’elle m’a montrées sur une planche d’anatomie. La séance, bien qu’un peu douloureuse, m’a fait du bien. A un moment, elle a posé ma jambe sur un coussin et lui a intimé l’ordre, en yiddish, d’aller se coucher.
Je lui ai rapporté notre conversation sur les langues. Rachel a dit : Ma langue, c’est Feldenkrais, et j’aurai besoin de ma vie entière pour l’apprendre vraiment.
J’ai amené la conversation sur William Randolph Hearst, on venait de nous projeter le célèbre film d’Orson Welles qui lui était consacré, Citizen Kane, parce que nous avions prévu d’aller visiter le Heart Castle. Pour des raisons qui m’échappaient, il passait pour le meilleur film jamais tourné. Rachel dit : Men like Hearst and Carnegie and J. Paul Getty must have been evil men. Nous étions d’accord. Elle ne s’enrichirait jamais avec son travail. On ne devenait riche qu’en trichant et en exploitant d’autres gens.
Quand j’ai pris congé, elle m’a dit : You are a clever pupil. Cela faisait longtemps qu’un compliment m’avait fait autant plaisir.

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Bibliographie



- Ville des anges, éditions du Seuil, 2012


mercredi 23 octobre 2013

Robert Misrahi



La crise n’est pas dans les choses, elle est dans les esprits.
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La « crise » domine tout et, en même temps, tout est dominé par la recherche du bien-être.
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La substantialité même de la conscience, ce qui fait son existence et son sens, est le désir et le « souhait », le mouvement vers la perfection, la plénitude et l’idéal.
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L’action s’invente à partir de l’imagination d’un monde meilleur et, par conséquent, à partir de l’avenir. Et celui-ci est notre œuvre, loin qu’il soit le résultat nécessaire et mécanique d’un passé qui ne ferait ainsi que se répéter lui-même dans un avenir sans avenir.
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La crise est le moment culminant d’une insatisfaction, d’une contradiction intérieure ou d’une souffrance.
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Le sujet qui s’embarque pour son voyage vers le bonheur, c’est-à-dire vers la plénitude de sa propre réalisation, n’est pas seulement le sujet intellectuel de la connaissance et de la réflexion, c’est aussi le sujet du désir.
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Le combat  pour le bonheur et la liberté ne disparaît pas devant la pensée du déterminisme ; il est au contraire rendu possible par le levée de ces contradictions apparentes entre déterminisme et liberté.
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La conscience n’est ni une chose ni une machine. Elle est « substantielle » par le désir, et consciente par la réflexion.
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Parce que le désir est la substance qualitative de la conscience, il est en même temps la substance de la liberté.
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La philosophie est un couronnement. La joie de fonder sa vie par la compréhension de soi et par la connaissance peut commencer à s’exprimer au contact de ce qu’il est convenu d’appeler la culture.
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Seule la relation concrète à autrui offre à l’individu la pleine justification de son existence et, par conséquent, la réalisation concrète des promesses de la philosophie. La Plénitude et la signification aux quelles aspire le désir d’être ne peuvent trouver leur pleine réalisation que par ces relations vivantes que sont l’amitié, la coopération active ou l’amour.
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Le plaisir limité à l’instant sombre dans l’absurde et l’angoisse. Pour se révéler comme élément de la joie, il doit être lui-même le moment d’une activité, l’un des aspects d’une action plus durable et enveloppante : comme le plaisir d’amour ne prend son sens que par la joie de l’amour et de la relation vive et permanente, le plaisir esthétique ne prend tout son sens qu’à l’intérieur d’une activité durable : pratique d’un art ou contemplation habituelle et durable d’une ou de plusieurs formes d’art.
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Agir est une joie parce que l’action est construction et expression de soi en même temps que communication avec autrui et participation réjouissante à la vie commune de la société.
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C’est par la création que la conscience est en mesure de se réjouir de sa propre activité.
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Toute œuvre n’est pas source de joie, toute action n’est pas œuvre de vie : seules la création et l’action déployées dans la perspective de la joie, c’est-à-dire de la liberté généreuse et de la réciprocité dynamique, peuvent livrer toute leur richesse, c’est-à-dire induire chez leurs auteurs la joie même de l’expression, de la création et de la communication.
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Qu’elle soit scientifique, médicale ou philosophique, qu’elle soit esthétique, littéraire, ou simplement empirique comme dans l’artisanat ou l’industrie, la recherche est aussi, par elle-même, source de joie. Car elle est toujours une sorte de quête. Elle exprime toujours le mouvement même de la conscience vers une plus grande consistance par l’accroissement de son savoir et vers une plus grande liberté par la maîtrise de son avenir.
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Le sujet du bonheur, c’est-à-dire l’individu concret ayant décidé de construire sa vie comme vie heureuse, sur la base de ses activités et de ses expériences substantielles, doit cependant opérer un choix : toutes ces activités ne peuvent être exercées simultanément, toutes ces expériences ne peuvent être vécues dans un seul temps. Certes, la plénitude idéale de l’existence devrait intégrer à la fois la philosophie et l’amour, l’exercice d’un art et la recherche scientifique, la rêverie contemplative et le voyage de découverte, la quête existentielle et l’action politique. Ces activités, ces voies, sont comme les Portes d’or qui conduiraient au Royaume, ou dans les Demeures de l’être.
Mais, si elles ne peuvent être ouvertes ou parcourues simultanément, chacune de ces voies conduit au Domaine, et chacune de ces Portes ouvre sur lui.
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Toutes les Portes d’or ouvrent donc sur l’Etre, et toutes les voies réfléchies conduisent au Domaine. Chacun doit seulement inventer la formule de son alchimie, c’est-à-dire la synthèse originale et singulière des voies qui le conduiront au Domaine, ainsi que l’accord resplendissant de ses Portes. (On aurait donc raison de dire que chacun doit inventer le contenu de son bonheur, à la condition que soit respectée une triple exigence : prise en compte du désir, exercice constant de la réflexion et référence impérieuse à la réciprocité.)
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S’il arrive que certains meurent au seuil du Domaine, ou de la Terre promise, sans y entrer, ce n’est pas que les « Portes de la Loi » soient fermées, c’est que le voyageur a pensé que les Portes ouvertes ne lui étaient pas destinées.
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Pour qu’il parvienne à l’Etre, c’est-à-dire à une forme de l’existence qui mérite d’être désignée par un terme dont le sens implique l’autosuffisance d’une plénitude active (comme c’est le cas pour le verbe être), il faut simplement que le sujet s’avise de sa liberté véritable. Lui-même fait son malheur ou sa joie ; lui-même, entièrement libre et responsable, décide de son mouvement et de son repos, de son inertie ou bien de son dynamisme. C’est que la conscience s’accorde toujours à ce qu’elle croit, c’est-à-dire toujours aussi à ce qu’elle instaure et à ce qu’elle crée.


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Bibliographie



- Le bonheur, essai sur la joie, éditions Cécile Defaut, 2011