dimanche 27 septembre 2015

Lettre sans correspondance 5




Je ne m'étendrai pas. Tandis que sur scène vous causiez (mais de quoi donc?), notre petit noyau solidaire tentait d'inscrire sa démarche dans la durée.
C'est pas facile de durer. C'est pas facile de vivre : faudrait être à la fois dans cette intensité servie à domicile, disponible pour famille et amis, ne rien lâcher de ce qui vous alimente, donc travailler toujours plus pour toujours moins, faire les courses, entretenir la maison, accompagner les enfants ici et là, écrire, réfléchir, lire, lire, lire...
C'est pas facile de vivre. On est toujours déchiré entre quelque chose et autre chose. Puis on s'assoit sur le bord du chemin, avec le regret de voir la retraite s'éloigner toujours, tandis que d'autres...
Mais sans jalousie aucune, hein ! T'avais qu'à pas naître après les trente piteuses.
T'avais qu'à pas...
Et tandis que vous causez, suis là à me demander ce que pourrait être ma ville et ma vie si...
Si on n'crevait plus devant ma porte, si des mains fébriles ne se tendaient plus dans la rue Grande, chaque samedi, si le gite de nuit était enfin vide, et si nous faisions quelques petites choses pour tous les humains en errance, en déshérence, en partance et qui n'arrivent plus jamais nulle part puisque le monde s'enferme dans les barbelés de sa défunte mémoire.
Robert Antelme1, vous avez lu ?
A sa lecture me suis dit que nous avons atteint l'idéal du monde tel qu'il fut rêvé dans les camps : même plus besoin de barbelés, on te les colle en dedans, et tu peux voir des êtres partir en lambeaux sur les routes désespérées, il se trouve toujours un festival pour détourner ton attention et te ramener gentiment, comme le chien son troupeau, dans le droit chemin de tes étroits égoïsmes.

Mais peut-être je lis trop. Peut-être.
Peut-être je rêve trop. Peut-être.

Je me fais mon festival de mot douze mois sur douze et vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Comme vous je cause. Je tente de comprendre, et puis j'écris des textes sans importance, puisqu'on crève toujours autant un peu partout.
J'voudrais faire mon festival de rêves qui se réalisent. Et ne plus me réveiller matin avec cette amertume de vivre dans un grand écart permanent entre ce que je dis, écris, et vis. Mais pour ça faudrait seulement qu'on rallume les lumières et que, juste un peu, je n'ai plus cette sale impression, en venant vous écouter, que mon attention se trouve détournée de l'essentiel : la mort d'un homme qui ne demandait qu'à vivre est toujours une mort de trop.

J'ai beau lire, c'est ce cri là que je lis et qui traverse les siècles. Ma généalogie se tisse dans l'errance et le métissage. Elle ne me pose aucune question, sinon qu'elle m'impose de participer à la construction d'une littérature qui ne fait pas semblant d'ignorer ce qui se trame par-delà la couverture où elle rêve.

28 septembre 2015

Xavier Lainé

Post scriptum : quelques extraits de Robert Antelme peuvent être lus ici : http://lesnourritureslivresques.blogspot.fr/2013/07/robert-antelme.html



1 Robert Antelme, L'espèce humaine, éditions Gallimard, collection Tel

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